Evénement : la Galerie Karsten Greve expose des pots, les analyses de Jean-François Juilliard et Bernard Bachelier

Tribune de Jean-François Juilliard et Bernard Bachelier | 07.04.2018

Merci monsieur Karsten Greve,

 

Young-Jae Lee à la galerie Karsten Greve, deux tribunes.

 

Young-Jae Lee à la galerie Karsten Greve ....ou l'atout de la monumentalité ? la tribune de Jean-François Juilliard


Exposition intéressante, somptueuse même, par l'importance de la galerie qui la présente et le nombre des pièces exposées ; ensuite par la célébration du contenant à laquelle la céramiste coréenne semble très attachée, et qui donc, dans cet espace voué à la modernité, rompt avec la tendance majeure de la jeune céramique actuelle.Ce qui frappe dès l'entrée, c'est la mise en scène : 30 vases de bonne taille, présentés côte à côte, juchés sur de hauts socles, tous de même forme et de même format, et d'un même blanc presque uniforme , imposent d'entrée de jeu une impression d'unité et d'autorité indiscutable ! Passage en force ? Matraquage autoritaire ?


Ce premier mouvement d'humeur balayé on peut néanmoins s'inquiéter d'une uniformité aussi sensiblement monotone. Aussi faut il examiner avec attention chaque objet séparément .
Hormis une petite salle dont le sol est jonché de vastes coupes plates et de coupelles similaires, partout rien donc que des vases identiques, d'inspiration visiblement primitive,extrême orientale, habilement "redéfinie" par rapport au modèle Coréen initial : " vases fuseaux", c'est à dire formés de deux cônes superposés face à face, donc liés par une jonction centrale anguleuse, en ceinture, et dotés au sommet d'un col en forme de crête elle-même anguleuse qui lui fait écho. Le socle de base est plus petit que l'ouverture du col, selon la fonction traditionnelle qui prévoyait l'empilement de ces vases. Simplement, ici, le vase boule est devenu bi-cônique. La simplicité de la forme et le purisme de son profil évoquent un peu certaines créations de notre Deblander. Par ailleurs, l'aspect relativement géométrique de la forme et la nudité assez unie et lisse du matériau, l'importance relative de la taille et la présentation en hauteur font penser assez spontanément à une exposition de sculptures minimalistes, un peu dans l'esprit de Brancusi. Discret mélange donc de tradition et de purisme esthétique. La couleur, pour sa part, est généralement aussi uniforme que la forme: un même blanc monochrome (dont l'artiste nous apprend les raisons historiques) à peine diversement nuancé sur chaque pièce, juste habilement frappé d'une seule tache de couleur isolée ou de quelques traces de cendres. Seuls quelques vases plus colorés, roses, jaunes, noirs, toujours monochromes et marqués de la même tache isolée, viennent apporter un minimum de variété. Tout cela est fort bien fait et plus que zen mais assez froid.

L'un de mes bons amis m'a glissé qu'il y avait peut-être là une voie à suivre pour nos pauvres potiers hexagonaux restés "déplorablement" fidèles à cet objet réputé désormais obsolète que serait le contenant, le vase, l'urne, le pot, le vaisseau ancestral, en un mot une manière de redonner valeur au pot ! Qu'en penser ? En l'espèce, ni la qualité de la forme (indéniable mais quasi immémoriale), ni celle du décor (limité au coloris le plus réduit et sans grande recherche), encore moins celle de la texture (inexistante), ne m'ont paru pouvoir servir ici d'exemple, à moins d'en revenir à une ascèse finalement assez simpliste! Alors que reste - t- il ? Sans doute la TAILLE systématique de ces vases ....que le premier regard fait d'ailleurs croire plus grande qu'elle n'est réellement ! Je pariais sur 50x50 cm.alors qu'elle n'était que de 30 sur 30 ! Certes, nos céramistes ne pratiquent ce format qu'exceptionnellement, faute de capacité d'investissement suffisant, faute également de clientèle pour des pièces difficiles à accueillir dans un logement ordinaire. Mais enfin, il me semble qu' un Thiébaut Chagué, un Philippe Dubuc, un Xavier Duroselle, un Jean Girel, un Charles Hair, un Armel Hédé, un Didier Hoft, un Yvon Le Douget, un Daniel de Montmollin, un Mathieu Robert, un Marc Uzan, un Bernard Courcoul, un Varlan et bien d'autres, en ont présenté occasionnellement d'aussi grandes ou en sont parfaitement capables ! Leur manquerait donc seulement pour s'imposer au marché des GRANDES galeries et institutions la pratique offensive,constante, répétée, d'une MONUMENTALITÉ passablement superficielle ! Il se peut bien, fût- ce risible, à une époque où tout se joue sur l'impact immédiat et l'effet de choc ! La monumentalité est à l'évidence la première et la plus simple des publicités!


Mais alors comment sensibiliser institutions et galeries d'art à la qualités artistique de nos céramistes qui, à bien la considérer, est infiniment plus féconde, inventive et variée que celle de cette bonne céramiste coréenne bien plus traditionnelle et bien moins audacieuse qu'il ne semblerait ? Cela serait-il désormais uniquement affaire de lobbying ? de management spéculatif, ou, pire, de prostitution artistique au seul bénéfice de souteneurs tout puissants, et même de plus en plus institutionnels , qui ne miseraient que sur les illusions d'une nouveauté qui ne cesse de se détruire elle-même ! Il faut un sursaut ! Le contenant n'est pas mort ! Rendons grâce sur ce point à notre coréenne et à sa galerie ! Mais pourquoi courir au dehors de chez nous ? Nous avons nombre de céramistes parfaitement capables de voir aussi grand et de faire bien plus divers ! De fortes structures associatives devraient se mettre en place pour le faire savoir, parler haut et fort, mobiliser créateurs et amateurs afin d' organiser une juste résistance, face aux troubles séductions de la mode comme aux facilités de l'exotisme!

Jean-François Juilliard

 

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Une scénographie au service de la céramique, merci monsieur Karsten Greve !  la tribune de Bernard Bachelier

La galerie Karsten Greve expose des pots, en l’occurrence des vases, des coupes et des bols de Young-Jae Lee. Elle les expose en tant que pots sans discours inutile et ni spéculation, en toute conscience de présenter un travail qui s’inscrit dans la tradition céramique. C’est un événement, car cette galerie fondée à Cologne en 1973 par Karsten Greve, installée également à Paris rue Debelleyme dans un magnifique espace, figure, depuis de longues années, parmi les références mondiales de l’art moderne et contemporain. La précédente exposition parisienne était consacrée à Louise Bourgeois, la suivante le sera à Pierrette Bloch. Et figurent dans sa liste d’artistes, Cy Twombly, Willem De Kooning, Jean Dubuffet, ou John Chamberlain. Il y avait un indice, néanmoins. Nous connaissions l’intérêt de Karsten Greve pour la céramique. C’est lui qui, très tôt, a rassemblé une extraordinaire collection de sculptures de Lucio Fontana avant que cette production de l’artiste soit reconnue. Plus récemment, il a exposé Nobert Pragenberg et Leiko Ikemura. Mais Fontana, Pragenberg, Ikemura sont des sculpteurs. De là à ouvrir ses portes à une potière, il y a une distance que nous croyons infranchissable.  Il la franchit en accueillant la céramiste germano-coréenne Young-Jae Lee.

 

En présentant les œuvres de Young-Jae Lee, la galerie lui accorde une scénographie d’une grande simplicité, comme la plupart des expositions que l’on peut voir rue Debelleyme, mais avec la force que procurent l’espace et le savoir-faire d’un grand professionnel. Jean-François Juilliard s’interroge sur le choix d’une artiste étrangère. L’explication est simple. On dit que c’est Karsten Greve lui-même qui a choisi et décidé. Il est allemand, Young-Jae Lee est installée en Allemagne depuis 1972. Elle dirige une manufacture à Essen. Cette exposition a, d’abord, été présentée dans la galerie de Cologne. Ce n’est pas Karsten Greve qu’il faut mettre en cause, mais se demander plutôt pourquoi aucune galerie française de niveau international, n’a l’idée d’une initiative analogue avec des artistes français.

 

Jean-François Juilliard s’interroge sur la qualité et le caractère innovateur de ce travail. On peut bien sur en discuter. Elle n’est pas seule à ce niveau et on peut évoquer des artistes français ou travaillant en France, qui pourraient jouer dans la même cour. Karsten Greve a choisi cette artiste. C’est très bien ainsi. Elle est à la croisée de deux histoires, la céramique coréenne, une des plus vieilles du monde, le Bauhaus allemand, grand moment de l’invention des formes. Elle les interprète avec une grande rigueur et une infinie sensibilité. Sa façon de styliser les lignes dégage ses pièces, les bols en particulier de leur gangue « potière ». Elle est dans l’épure. Les émaux relèvent, certes d’une même palette, mais, quelle subtilité, quelle diversité ! Mais c’est l’épaisseur des couvertes, les inégalités de la matière et leur capacité à renvoyer la lumière, qui nous ramènent sans hésitation à l’identité de la céramique. L’expression personnelle est tout en retenue, mais elle s’appuie sur une grande maturité. Je suggère aux amateurs de lire le catalogue de la galerie présentée en trois langues, allemand, anglais et français (bravo et merci, saluons cet effort peu courant) qui décrit la démarche de l’artiste.

 

De mon côté, je voudrais tirer quelques leçons de la scénographie. Trente pots dans la grande salle et quelques autres disséminés. Une trentaine de vases, tous uniques, dont la diversité des émaux, d’ailleurs est beaucoup plus grande qu’on ne le distingue au premier regard, mais relevant du même procès, c’est à la portée de plusieurs de nos artistes favoris. Mais encore faut-il qu’ils travaillent par séries. Il y a longtemps que je pense que la dispersion des formes est contre-productive pour la lecture des œuvres. La série présente d’immenses avantages, pour l’artiste d’abord, d’approfondissement, de maîtrise , de création de nuances, et pour l’amateur aussi, de compréhension de l’intention, de perception des nuances. Elle élimine les heureux hasards. Ensuite les vases sont présentées sur des socles tous identiques, ce qui a pour effet d’accroître l’impression d’harmonie et donc de bien-être, dès que l’on entre dans la galerie. Ces socles sont hauts, vraiment hauts pas à moitié hauts, je n’ai pas mesuré mais probablement 1,20 mètre, 1,30 mètre. Il en résulte que les vases sont à hauteur des yeux. Avantage supplémentaire, ils sont ainsi dotés d’un statut de sculpture. Tout cela est très simple à faire. Pourquoi, tant de lieux d’exposition nous obligent-ils à nous pencher vers le sol, pour essayer de voir - mal - en surplomb ? Ajoutons que la disposition des socles et de leurs vases dans la salle évite tout parti pris d’installation. Ils sont individualisés. On pense d’ailleurs plutôt à un paysage arboré. Jean-François Juilliard parle de matraquage et de lobbying. Je parle plutôt de professionnalisme, de métier, de savoir-faire. Pourquoi soupçonner les grands marchands de calculs pervers ? Ils s’efforcent de faire leur métier au mieux, c’est d’ailleurs pour cela qu’ils sont de grands marchands. Ici ils se mettent au service de la céramique. Quelle chance ! Nous devons être reconnaissant à Karsten Greve et à ses équipes de faire bénéficier la céramique de ce savoir-faire et souhaiter que cette démarche fasse des émules.

Bernard Bachelier

L'exposition est visible, jusqu'au 24 avril

voir les photos sur la page A signaler en Une sur ce site

 

Les commentaires

Commentaire de Meynet | 2018-04-08 19:54

Denise et moi avons fait la tournée des galeries et marchands du troisième arrondissement dont Karsten Grève. Ce monsieur est bien courageux de mettre au service de la céramique un aussi grand et magnifique espace avec une scénographie spectaculaire et un éclairage parfait. Bernard a raison de lui dire merci. Pour ce qui est des œuvres nous sommes d’avis que les formes n’ont rien de révolutionnaire mais que la peau de ces vases biconiques est remarquablement nuancee,les plats et les bols nous semblant un peu plus banals quoique de belle qualité. Les petites. «  taches » évoquées par JF Juillard nous ont bien plu, c’est le «  punctum «  cher aux esthètes, c’est délicat sans être mièvre. Enfin nous avouons apprécier l’effet de série,surtout avec des socles hauts et identiques, chaque œuvre est individualisée et en regardant attentivement on s’apercoit qu’elles ont chacune leur personnalité ce qui n’est pas évident au premier abord: finalement on s’approche de la pure céramique, forme et couverte marchent ensemble avec une évidence qui crève les yeux. Bref on a aimé et on est un peu confus de ne pas s’etre posé la question : mais est ce qu’on n’a pas aussi bien voire même mieux chez nous? Quelle faute de goût, s’installer à Essen au lieu de Dieulefit.... Avec Denise nous avons acheté français et nous continuons même si nous avons parfois du mal à détourner notre regard et notre porte monnaie des étrangers qui parfois vont jusqu’a travailler chez nous...Aujourd’hui, nous sommes allés au PAD et au Grand Palais, il y avait de la céramique à foison au PAD , de la très belle ( bravo la manufactire de Sèvres) et de la banale aux deux stands mono artiste. On en reparlera plus tard. Michel&Denise Meynet

Commentaire de Cervantes | 2018-04-08 22:17

Tout est dit dans cette tribune et le premier commentaire, sauf peut-être la référence implicite de l’artiste à la « moon jar » ou jarre de lune coréenne, qui avait été mentionnée lors de notre assemblée du 4 avril. Il me semble que Young-Jae Lee et la galerie Karsten Greve revisitent leurs classiques. Pour mémoire, un extrait du texte d’Elodie Palasse-Leroux qui accompagnait l’exposition co-organisée par le Grand Palais et le Musée National de Corée, avec le concours de Sèvres-Cité de la céramique dans le cadre de l'Année France-Corée 2015-2016 : «La Terre, le Feu, l'Esprit –Chefs-d'oeuvre de la céramique coréenne».
« Pour comprendre l'esprit qui anime cet art du feu coréen, il faut regarder une «Moon Jar», sorte de grand vase aux doux flancs arrondis. Ou plutôt, s'absorber dans la contemplation de cet objet qui semble si simple de prime abord: sans décor, pas vraiment rond (deux parties étaient fabriquées séparément avant d'être assemblées, d'où une forme finale qui peut sembler hasardeuse), ni complètement lisse, ni vraiment blanc. Mais ses lignes imparfaites, sa couverte laiteuse et sa luminosité lunaire résument à elles seules cet art délicat et formidablement épuré propre à la dernière partie de la période Joseon (1392-1910).
La «jarre de lune», ou Dal hangari, dont la forme est exclusivement coréenne, servait à stocker riz, sauce soja, alcool –ou recevait une brassée de fleurs. Large et haute d'environ 40 à 50 cm, ses irrégularités étaient considérées comme autant de traces de la force des choses, un désir de la nature d'imprimer sa marque, et le devoir de l'homme de ne jamais entraver son cours.
Peu d'entre eux ont traversé les siècles. Symboles d'une pureté et d'une simplicité poussées à l'extrême, ces vases coréens inspirent encore nombre d'artistes actuels. Mais en réalité, le Dal hangari cache toute la complexité de la philosophie et des idées de la dernière dynastie royale de l'antiquité coréenne. L'aristocratie lettrée de l'époque adoptait les préceptes neo-confucéens de frugalité, de tempérance et de sobriété. Le Dal hangari était demandé jusqu'à la cour. Quasiment une anomalie au sein d'une époque au cours de laquelle on mesurait plutôt richesse, influence et puissance à l'aune d'objets toujours plus techniques, plus ouvragés, plus ornés, plus flamboyants... »
Je crois que tout cela résonne avec vos commentaires, notre époque et notre passion.

Commentaire de Parisi Salvatore | 2018-04-09 11:17

Débats constructifs et points de vues légitimes pour chacun des intervenants. Remarque intéressante par l'ami de JF Juillard ... ( voie à suivre vers le contenant, le vase, l'urne , le pot, vaisseau ancestral, redonner valeur au pot souvent renié. ) Ce n'est pas forcément le geste libre souvent unique ( libérateur) qui fait l'oeuvre, l'art et l'artiste. La dispersion est contre-productive à la lecture oeuvres, la série présente d'immenses avantages à moins d'en revenir à une ascèse finalement assez simpliste. ( B. Bachelier ). Le contenant n'est pas mort. Developpement "Sériel" ne veut pas dire série. Variation sur un thème sur une même forme et sujet permet sans l'appauvrir de découvrir les qualités d'un artiste, son expérience, son imaginaire. Cette ascèse volontaire ( pléonasme? ) lui permet d'aller au bout d'un sujet... puis ensuite de le reprendre à rebours, démontrer son contraire complémentaire. Intérieur et extérieur d'un même thème, ying-yang d'un sujet. Les 2 faces faisant l'unité contrairement à un seul point de vue. Il m'arrive souvent de travailler ainsi aussi. Exemple mon travail actuel "Cratères". Claude Monet l'a bien démontré, travaillant sur les cathédrales de Rouen, les nimpheas...Cezanne s'acharnant sur ses pommes. Apanage des grands artistes. D'autres aussi. La réalisation des grandes tailles "monumentalite" n'est pas le problème de la réalisation pour le céramiste ... sauf celui de l'achat par les collectionneurs et celui de la demande du marché de l'art. Finalement il vaut mieux posséder une grande pièce que 3 petites en consolation parfois. Merci à vous céramophiles. Salvatore Parisi Nice céramiste French Riviera 06 24 49 21 91

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