La céramique, art des minorités ?

Tribune de Bernard Bachelier | 21.01.2022

L’exposition Les Flammes du Musée d’Art moderne de Paris cristallise un nouvel engouement pour la céramique. Elle a déclenché une vague d’articles dans les médias dont profite l’ensemble du monde céramique. De même, l’événement a probablement attiré, par son joyeux bouillonnement, un nouveau public, peu désireux d’un discours didactique. Mais elle a, aussi, suscité des réserves, de la part notamment d’amateurs familiers du domaine.

 

A la réflexion, l’hypothèse que je formule, et soumets aux lecteurs, est qu’en fait, le projet est sous-tendu par deux principes directeurs qui se contrarient au lieu de s’enrichir. Le premier est l’option qui consiste à présenter à égalité tous les objets produits en céramique dans une perspective de décloisonnement des catégories. Cette option conduit à éluder la mise en évidence de la démarche artistique et de l’acte créatif. C’est ce nivellement qu’a noté, à juste titre, Richard Leydier dans Artpress. C’est aussi ce qui m’a gêné, je l’ai déjà écrit. Je reste convaincu que le décloisonnement a pour objectif la reconnaissance artistique de la céramique et donc l’identification dans l’objet, de ce qui relève de la l’intention de l’artiste.

 

Le deuxième axe porte sur la céramique comme art des minorités, sexuelles et raciales, contre pouvoir, remise en cause des idées dominantes. Ce message, d’une grande actualité, fait participer la céramique au mouvement actuel des idées. C’est lui qui est en écho avec les médias et une partie du public. C’est cette réflexion sur laquelle je souhaite revenir. Ce sont ces concepts que je nous invite à discuter.

Ces concepts sont développés par Anne Dressen dans le texte qu’elle a publié dans le catalogue et qu’il faut lire entièrement, La Révolution Permanente de la Céramique. Je voudrais en citer quelques extraits : « la céramique fait partie des impensés du modernisme, invisibilisés, victimes de préjugés racistes, sexistes et classiques émis à l’encontre du faiseur, du matériau et de l’intention supposée de l’objet, qu’il soit utilitaire, ethnique, populaire ou folklorique. », plus loin, « on constate que les médiums historiquement minorés dans l’échelle des arts sont ceux que certaines minorités choisissent et ce, pour ces raisons mêmes, de se réapproprier ». Elle cite les artistes féministes mais aussi Dave the Poter ancien esclave africain-américain redécouvert par Theaster Gates dans les années 2000. Parmi les minorités, elle ajoute qu’ « on ne peut que reconnaître le rôle fondamentale qu’occupe la céramique au sein de la communauté LGBTQIA+ » et « construction ou subjectivation, in progress d’une identité alternative ». Dans le paragraphe de conclusion, elle cite la philosophe Catherine Malibou « la plasticité est un état de désobéissance intérieure. ».

Cette analyse philosophique, idéologique et politique est l’apport fondamental de l’exposition. Or cette lecture,masquée par le parti pris d’égalité des pratiques, n’est lisible que si on interprète les œuvres, non seulement par ce qu’elles offrent à notre regard mais aussi par l’intention discursive de l’artiste. Les œuvres qui illustrent ces idées sont étroitement liées aux convictions des artistes, à leur vision du monde et de l’homme.

Il est d’autant plus dommage que l’exposition n’ait pas apporté la démonstration du propos qui la sous-tend, qu’elle disposait des œuvres pour le faire. Treaster Gates artiste noir américain était présent grâce à une sculpture représentative de sa réflexion sur la condition des noirs aux Etats-Unis Il a été invité comme commissaire d’exposition par les musées anglais en ce moment même. Toute l’œuvre d’Elsa Sahal est animée de convictions féministes. Johan Creten commente sans cesse les questions de pouvoir et de sexualité. Il faudrait analyser les démarches de Luigi Ontani. Grayson Perry, Caroline Smit, Rubi Neri, Viola Frey, Robert Arneson, Dewar & Gicquel, Camern Jamie, mais aussi Marc Alberghina, Wayne Fischer. Il y avait de quoi faire . Et ce n’est pas vrai seulement de nos contemporains. Qu’exprime ce Skythès Aryballe janiforme de 520-10 avant notre ère ? Bernard Palissy, lui même au 16e siècle, était un rebelle, rallié à la religion réformée pour remettre en cause les idées reçues y compris l’interprétation de la nature comme œuvre de Dieu. Je m’attendais à voir commenter ces démarches contemporaines ou historiques dans le colloque Céramique et Politique.

Or ces concepts alimentent les interrogations de nos contemporains. Cette tribune ne peut donner quelques indications qu’il faudrait approfondir. Que voyait-on à l’exposition inaugurale de la Bourse du Commerce avec David Hammons, Marlène Dumas ou Thomas Schutte ? Ces préoccupations sont à l’origine des démarches des artistes sélectionnés pour le prix Marcel Duchamp. Les vases qu’avait présentés Barthélémy Toguo, dont l’œuvre est imprégnée de la question migratoire, étaient peints d'images parlant des épidémies qui menacent l’Afrique et le monde, sida et Ebola à l'époque. Depuis les Magiciens de la Terre de Jean-Hubert Martin ou Altermoderne de Nicolas Bourriaud à la Tate en 2009, les positions se sont radicalisées sous l’impératif des études anticoloniales et des recherches de genre. Elles sont le prolongement de l’ouverture au monde que ces précusereurs avaient initiée.

Qu’apporte cette spécification de ce médium comme pratique privilégiée des minorités ? D’abord, de mettre la lumière sur les artistes concernés et de nous inviter à mieux le comprendre. Ensuite de placer la céramique au cœur des débats d’actualité. La création céramique a trop souvent souffert d’être marginalisée pour qu’on s’en désole. Dans le prolongement, ce devrait encourager le sentiment d’appartenance des jeunes artistes au contexte contemporain et les inciter à s’interroger sur le sens de leurs pratiques au-delà de la technique. Ce n’est pas mineur et nos attentes sont immenses.

Cette tribune pourrait s’arrêter là. Je craindrais qu’elle donne l’impression de trop privilégier cette seule interprétation. La céramique, art de la terre, de la mémoire, de l’empreinte, est un médium des éléments naturels donc des questions environnementales. Pensons à Guiseppe Penone qui fixe le souffle du vente, à Daniel Pontoreau, artiste de l’espace ou, parmi les jeunes, à Benoît Pouplart obsédé par le changement climatique, absents de l’exposition, à l’exception, dans ce domaine, d’Hélène Garrache. Que dire de la démarche de Camille Virot marqué par sa proximité avec les potières d’Afrique, là où l’argile pénètre le corps comme nulle part ? Et des céramistes naturalistes, telles Bente Skjottgaard, animés de préoccupations écologiques ?

D’autres voies sont ouvertes. Il est impossible de tout citer, le néo baroque de Nick Weddell ou Sharif Farrag, le constructivisme de Claudine Monchaussée ou d’Arlène Shechet, le pop de Betty Woodman ou Patrick Loughran, sans oublier, la maîtrise souveraine des expressionnistes abstraits, toujours admirables, comme Champy, Dejonghe ou Vernis, qui travaillent la matière pour la matière. Rappelons nous que Claude Monet peignaient les Nymphéas au moment où Picasso et Braque inventaient le cubisme.

Quoi qu’il en soit, l’analyse d’Anne Dressen est stimulante. Elle donne la preuve d’une nouvelle actualité de la céramique. De ce point de vue, les Flammes apportent une contribution historique à la compréhension de l’art céramique.        

Bernard Bachelier

Les commentaires

Commentaire de ERIC PIERRE | 2022-01-26 14:43

bonne journée ,
Doit-on parler d'une exposition historique ?
Un évènement à coup sûr tant attendu et cependant sur certains points bien décevant .L'exposition séduisait par certains points ,de belles pièces parfois mais témoignait aussi d'une absence de synthèse et d'une certaine méconnaissance de la scène céramique d'aujourd'hui où se confrontent diverses générations d'artistes...Un certains nombres de sujets traités dont ceux évoqués par Bernard B relèvent plus d'une toute autre démonstration à venir et à mieux maitriser probablement. Les efforts déployés pour la rencontre de quelques uns des acteurs de la scène céramique contemporaine se soldent surtout par une juxtaposition de points de vue fruit de la personnalité de chacun d'entre eux .
il faut bien se dire qu'une exposition reste encore à faire ,elle doit s'accompagner d'une nouvelle réflexion sur la céramique de la seconde moitié du 20 e et du début du 21 e siècles .Une histoire de la céramique en France durant cette période fait cruellement défaut, elle doit s'accompagner de la nécessaire élaboration d'une approche esthétique plus globale ,une histoire de l'art de la céramique plus implicitement inscrite dans l'histoire de l'art du 20 e et du début du 21 siècle .
EPM ,conservateur général du patrimoine ,ancien directeur du musée national de céramique .

Commentaire de Pascal GROJEAN | 2022-01-26 15:49

Cher Bernard BACHELIER

L'intérêt de vos tribunes est qu'on ne peut pas se contenter de dire "je ne suis pas vraiment d'accord" sans devoir argumenter. Face à votre culture et à la profondeur de vos remarques, ces quelques idées feront piètre figure je le crains...

A) Au risque de me répéter, parler de "nivellement" est un contre sens. L'exposition, une partie au moins, s'inscrit clairement dans la mouvance Mingei née au Japon et qui a essaimé en Grande-Bretagne. Valorisant les productions humbles de potiers talentueux mais anonymes, cette pensée implique
de présenter des oeuvres sans volonté de mettre en avant ce qui relèverait "du grand art" et ce qui relèverait d'une production mineure. L'intervention récente de Mr et Mme MEYNIER sur ce forum est suffisante pour fournir des arguments en ce sens.

Si je peux regretter à mon tour quelque chose, ce serait de ne pas avoir montré qu'au Japon et ailleurs, certains ont contesté (par leurs oeuvres et par leurs écrits) cette pensée Mingei, si précieuse par ailleurs. Je pense ici au mouvement Sho-seida, qui dans l'immédiat après-guerre, a promu une céramique-sculpture qui sans totalement renier l'aspect "contenant", s'éloignait fortement de la céramique-utilitaire. Mais quoi ! Ce n'est pas très grave en soi, il suffit que le visiteur s'interroge à partir de ce qu'il voit puis fasse l'effort de s'informer. Cette exposition est clairement une incitation à en apprendre davantage, et ce n'est pas le moindre de ses mérites.

B) le deuxième point concerne les aspects "politiques" d'une certaine production contemporaine. Cette partie de l'exposition était très intéressante, mais les oeuvres présentées n'étaient pas toujours convaincantes.
Je pense (opinion toute personnelle) que l'art (et pas seulement la céramique) gagne à rester sur son terrain esthétique : aller sur le terrain politique, surtout de façon littérale, conduit à des oeuvres bâtardes, ni totalement abouties sur le plan de l'art, ni vraiment efficaces sur le plan politique. Quelles oeuvres de ce type sont passées à la postérité ? Il y a de belles exceptions comme Guernica, mais il y en a peu.
Est-ce à dire que l'artiste doit s'enfermer dans un jeu stérile de l'art pour l'art ? Qu'il doit abdiquer toute velléité de peser sur le cours des choses ? Non pas. Mais l'artiste est d'autant plus efficace qu'il essaie de bouleverser notre vision esthétique du monde avec les armes de son art, en provoquant de l'émotion et en nous incitant à apprendre un langage nouveau, jamais vu.
Le Bauhaus pour ne citer que cet exemple a été bien plus efficace et concret pour changer notre cadre de vie quotidien avec ses productions concrètes que n'importe quel écrit politique sur les rapports entre arts, artisanat et industrie.
Les vases de B. TOGUO par exemple sont-ils des révolutions dans le monde de la céramique ? Ou aura-t-il une quelconque influence "politique" ? Il utilise les vases de Sèvres comme il aurait pu utiliser une toile ou un planche de bande dessinée pour illustrer ses thèses, ce n'est pas très novateur (opinion personnelle bien entendu).

C) enfin, le reproche de ne pas avoir fait une exposition sur l'histoire de la céramique moderne et contemporaine française n'est pas recevable. Comme déjà dit, on ne peut pas reprocher à une exposition de ne pas atteindre un objectif qu'elle ne s'était pas assigné.
Je serais bien évidemment intéressé au plus haut point par une telle exposition historique. Une telle exposition serait complexe à monter, dans la mesure où elle nécessiterait de réunir un nombre de pièces très important, et de les présenter en croisant de nombreux thèmes (les lieux de production, les organisations (studio potter / ateliers / manufactures), les terres et les modes de cuisson, les émaux, l'appartenance stylistique, les influences et les réseaux, etc etc). De plus, il faudra que le ou la commissaire est le cuir bien tanné pour résister aux critiques qui ne manqueraient pas de se faire jour "pourquoi un tel et pas un tel ?"; "pourquoi s'en tenir à la France uniquement (quid de l'influence de B LEACH sur certain.e.s)?"; "pourquoi aussi peu de céramique sculpturale?" versus "pourquoi aussi peu de céramique de potier ?", etc etc.

Commentaire de Alain Cervantes | 2022-01-26 16:51

Bernard, merci pour cette nouvelle tribune. Merci aussi pour la forme interrogative de son titre.
Depuis près de trente ans que je collectionne de la céramique, je me suis toujours posé beaucoup plus de questions que je n’ai pu obtenir de réponses. C’est sans doute ce qui fait de cet immense domaine, un champs ouvert d’investigations. Et c’est certainement pour cela, qu’au moins en ce qui me concerne, je continue à y passer autant de temps.
Il faut l’enthousiasme, l’innocence et le zèle du nouveau converti, pour ne pas dire l’inconscience, d’Anne Dressen mais aussi de certains collectionneurs, pour s’attaquer à la céramique de tous les temps et de tous les lieux. On est face à une montagne et comme un géologue, on ne peut qu’échantilloner, non pas pour être représentatif du même mais pour signifier le différent. Le filon le plus récent, au sommet du relief, n’est pas forcément le plus aurifère ou le plus facile à interpréter. Ni l’érosion ni la stratification n’y ont encore fait leur œuvre.
L’exposition Les Flammes est — nous dirons dans dix jours “était“ et elle appartiendra déjà au passé d’après les uns ou à l’histoire d’après d’autres — articulée en trois volets : Faire, Faire faire, Faire dire. Anne Dressen a au moins réussi son troisième volet. Faire dire à la céramique et en faire parler. Tes tribunes, cher Bernard, y contribuent aussi.

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