Du retour de la chinoiserie dans la céramique contemporaine
Tribune de une tribune d'Alain Cervantès | 22.03.2020
Du retour de la chinoiserie dans la céramique contemporaine
A propos de Céramique 90 artistes contemporains
En ces temps de confinement et de pandémie de Covid-19 provoquée par le coronavirus SARS-CoV-2 importé de Chine, il me revient en mémoire une discussion brièvement engagée avec Bernard Bachelier puis avec Charlotte Vannier, co-auteur du livre Céramique 90 artistes contemporains, sur ce qui me semblait être un retour ou une intrusion voire une contagion de la chinoiserie dans la céramique contemporaine. C’est en feuilletant pour la première fois cet ouvrage, le jour de sa parution en Octobre 2019, que cette idée m’était apparue ; puis elle s’était renforcée, comme beaucoup des idées que nous nous faisons, par un faisceau de coïncidences et d’observations qui devaient confirmer mon hypothèse.
Ce qui au départ dans des œuvres et chez des artistes actuels m’avait fait penser à la mode des chinoiseries qui a traversée tout le XVIIIe siècle, avec un premier rebond au XIXe, est le retour à la porcelaine, aux bleus-et-blancs, aux dragons, aux chimères, aux pièces décoratives, voire kitsch, chez des céramistes qui ajoutent souvent à leur pedigree un passage par Jingdezhen, un contrepied à la tendance précédente japonisante et gréseuse, abstraite et monochrome.
Pour illustrer mon propos, vous pouvez retourner au livre et voir par exemple l’utilisation du matériau porcelaine par Grégoire Scalabre et sa référence explicite à la Compagnie des Indes ; les chimères en porcelaine sculptée de Crystal Morey ou de Marianne Wesolwska-Eggimann ; les rats et les chimères en porcelaine modelée de Kate Macdowell ; les références à la culture chinoise dans l’œuvre de Caroline Cheng ou de Jacqueline Tse ; les figurines explosées en vol du photographe Martin Klimas ; le plat aux pagodes et la paire de chiens de Stephen Bowers ; la réinterprétation de la vaisselle blanche à décor bleu par Paul Scott ; le buste Warrior 4 d’Emil Alzamora ; les potiches et le bleu de Delft de Laurent Craste ; le kitsch assumé des pâtisseries en porcelaine d’Anna Barlow ou des figurines composites de Debra Broz ; la résidence à Jingdezhen de Florence Bruyas ; l’installation de Jacques Kaufmann dans le Hu Garden de Yixing ; une œuvre comme Pagode de Huang Yulong en porcelaine de Jingdezhen ; l’exotisme « que l’on trouve dans les arts appliqués européens issus de la colonisation et du commerce international » revendiqué par Claire Partington qui clôt le livre avec l’œuvre intitulée Forest Fruits.
Ces tendances
- le retour en force de la porcelaine
- le come-back de la chinoiserie dans sa version post-moderne
- renforcées par deux autres évolutions
- une féminisation - parfois féministe - de la céramique contemporaine
- une circulation des artistes et des œuvres permise par la mondialisation
se retrouvent aussi dans plusieurs expositions récentes.
Ici, pour faire court, je n’en retiendrai que deux, emblématiques :
- Galerie du Don : exposition Et la porcelaine aujourd’hui ? qui devait avoir lieu entre le 8 mars et le 23 avril 2020 et qui confirme que la porcelaine « entre admiration orientaliste et minimalisme dernier cri » est une tendance lourde,
- Musée de Besançon : exposition La Chine rêvée de François Boucher*, 9 novembre 2019 au 3 mars 2020, qui prouve l’intérêt actuel pour les arts décoratifs rococo de l’époque Louis XV, « pour un ailleurs fantasmé et séduisant , telle la Chine rêvée de Boucher », et donc pour la chinoiserie.
Resterait à définir la chinoiserie d’un point de vue historique au XVIIIe (voir l’article magot** de Diderot dans l’Encyclopédie), ses liens avec le collectionnisme, sa réapparition dans les années 1860. Puis à vérifier si ces critères peuvent être transposés aux œuvres céramiques contemporaines et si le concept de chinoiserie post-moderne s’applique aussi bien du point de vue de la création artistique que de celui des collectionneurs et du marché.
Mais sans faire ce travail que je laisse aux historiens de l’art, mon hypothèse est que nous avons assisté pendant la décennie passée (2010-2020) à une troisième période de la chinoiserie, favorisée par la mondialisation, débordant de l’univers de la céramique dans celui de l’art contemporain.
La thèse étant osée, je la soumets aux Céramophiles dans cette tribune, à fin de controverse.
Alain Cervantes
Annecy, le 20 mars 2020, J4 du confinement.
Notes
*François Boucher (1703-1770) fut un artiste « déterminant pour populariser dans les arts décoratifs européens les sujets à la chinoise ». Il eut aussi une grande influence à la manufacture de Vincennes-Sèvres et fut un collectionneur passionné et boulimique.
**Figures en terre, en plâtre, en cuivre, en porcelaine, ramassées, contrefaites, bizarres, que nous regardons comme représentant des Chinois ou des Indiens. Nos appartements en sont décorés. Ce sont des colifichets précieux dont la nation s’est entêtée ; ils ont chassé de nos appartements des ornements d’un goût beaucoup meilleur. Ce règne est celui des magots.
Citations
« Que dirait Winckelmann en face d’un produit chinois, produit étrange, bizarre, contourné dans sa forme, intense par sa couleur, et quelquefois délicat jusqu’à l’évanouissement ? » Charles Baudelaire, 1855.
Personne ne croit plus à la réalité du monde ravissant créé par Watteau, Boucher, Huet, Pillement et bien d'autres... Et cependant le Cathay perdure, né du rêve, jardin d'azalées, de pivoines et de chrysanthèmes, pays où la grande affaire est de boire, comme à Cassan, du thé, dans un pavillon de treillages qu'ombrage le saule, devant un lac tranquille ; d'écouter les musiques des pipeaux et des flûtes, et de danser entre les pagodes de porcelaine. » Roger Lévy, 1968.
Illustrations
Figure de Magot, Manufacture de Villeroy Mennecy, porcelaine tendre, c.1740, Musée des Arts décoratifs
Sculpture en porcelaine, Irina S Zaytceva, Changeling, décor peint sous glaçure, 2019, Galerie Duane Reed. Si le décor suggère un Imari japonais, je classerai personnellement cette pièce dans la chinoiserie post-moderne. Elle est l’œuvre d’une artiste d’origine russe travaillant dans le New-Jersey. Un exemple de plus d’un art céramique mondialisé d’influence extrême-orientale … juste avant le confinement.
Bibliographie
Yohan Rimaud et al., La Chine rêvée de François Boucher, une des provinces du rococo, Musée des Beaux-Arts et d’Archéologie de Besançon, Édition Faton, Dijon, 2019.
Charlotte Vannier et Véronique Pettit Laforet, Céramique : 90 artistes contemporains, Pyramyd, Paris, 2019
Webographie
Musée des Arts décoratifs
Commentaire de Denise et Michel MEYNET | 2020-03-27 15:20
Réaction tardive au "retour de la chinoiserie dans la céramique contemporaine"
Cette tribune nous a ravi, d'abord parce qu'elle aborde les différents aspects de l'influence de la céramique extrême orientale sur la production occidentale, ensuite parce qu'elle prend en compte l'attitude post-moderniste des créateurs contemporains. C'est merveilleux, on croyait être les seuls à avoir pensé à ça...
En effet, alors que l'intérêt pour la céramique japonaise est indissociable d'une recherche de réalisation de soi à travers le métier de potier, le tout sur fond de pensée bouddhique, l'engouement actuel pour la céramique sino-coréenne parait surtout porter sur l'aspect décoratif. Mais cette démarche est loin d'être anodine car cet aspect décoratif est détourné pour perturber la perception de l'objet. Par exemple, une sculpture en porcelaine blanche dont la matière évoque les "Blancs de Chine", le style, la porcelaine de Saxe, et le sujet, l'actualité contemporaine : quel est le sens de l'objet, cet amalgame a-t-il un sens, a-t-on envisagé toutes les interprétations possibles?
On ne cherche donc plus à retrouver les moments de grâce d'une culture étrangère et recréer le "chawan" original n'est plus d'actualité. On est dans une dynamique subversive qui remet les codes culturels en question et propose de nouvelles interprétations sans être sûr qu'elles soient valables.
Et on attend de voir ce que vont proposer les Chinois qui on enfin accès à la création occidentale...